Elle extrayait de ces vitrines argentées les images d'une vie toute en fumées incandescentes :
“Je vis dans une fabrique de verre à rêves. Mon affection
s'y cristallise, ma confiance s'y grave. Ce sont des formes dans lesquelles mes
yeux aiment à se perdre ainsi que dans un labyrinthe ; ce sont des jeux de
lumière qu'un seul rayon fait étinceler de mille éclats ; ce sont, enfin,
les arabesques mouvantes de mes illusions de gamine.
J'y erre, les pupilles écarquillées, prenant garde de ne
rien érafler de ces cristaux, mais plutôt d'en extraire d'autres de mon cœur
creux. Hélas, le temps plonge, étourdissante et vertigineuse chute qui
m'entraîne de plus en plus au Pays des Glaces. Et je grandis.
Mes membres s'allongent, je deviens maladroite ; et par
ailleurs, le magasin s'approvisionne de plus en plus dans mon âme desséchée.
Ainsi, le jour vint où je fis le demi-tour proscrit d'Orphée, et je vis mes
créations, autrefois sublimes à mon esprit, prendre des formes immondes,
laides. D'un geste pataud, je tentai par réflexe de l'arrêter, mais mes doigts
l'effleurèrent de trop près, et le cristal se brisa sur le sol. Les éclats
volèrent, et dans mon horreur, j'en heurtais d'autres, des milliers d'autres,
et la machine infernale était en marche. En quelques instants à peine, les
illusions, les idéaux, les rêves que j'avais peu à peu construits et sur les
aile desquels j'avais osé m'envoler s'étaient brisés en mille éclats. Il avait
suffit de si peu pour tant détruire. Icare avait cru pouvoir voler, il avait
brûlé ses ailes de goudron. Rien n'est plus artificiel que ces espoirs. Rien
n'est plus blessant que les tessons qu'il en reste. Tessons qui ont imprimé à
vie sur votre peau les cicatrices de ces rêves d'un jour, ces rêves éphémères.
Je n'ai plus que d'inutiles larmes à verser pour enfouir ce trésor déchu.”
["Désolée mon amour, j'ai la bouche bien cousue de ces fils
barbelés en forme de motus
Où s'accrochent tour à tour mes idéaux perdus, ces mensonges
emboîtés
Comme des poupées russes"
(LFDO-Le Crâne Corbeau)]
La poupée évanescente s'avance de ses pieds malformés entre les débris de
verre. L'air respire la corruption et le désespoir, les vitrines ont rendu
l'âme. Les façades ne sont plus qu'éclats éparpillés sur le sol ravagé. Le
soleil brille, pourtant l'atmosphère est sombre et les morceaux de verre pilé
ne resplendissent pas. Une chape de désespoir pèse sur la scène, et ses membres
de paille ne tiennent pas le coup, il faudrait qu'elle s'asseye, qu'elle se
repose, qu'elle... non, car alors elle se blesserait, et les cicatrices
imprimées sur sa chair de tissu saigneraient à jamais. Trop de gens se sont
déjà perdus dans ce miroir à alouettes, dans ce labyrinthe de glace, dans ce
tourbillon d'espoirs éclatés.
Elle se doit de rester debout pour eux, de les relever, de panser leurs plaies,
car son cœur disparu dans les décombres d'une vie désormais révolue lui permet
de ne pas céder à ces mirages de chaque instant qui l'appellent. Et puisque
désormais, tout n'est plus que ruines de miroirs brisés, elle tourbillonne pour
faire valser sa tête et oublier ses déceptions, sans prendre garde d'érafler à
nouveau des espoirs fraîchement soufflés par son cœur, car tout sera détruit
prochainement de toute manière. Et la paume de ses pieds nus s'écorche sur les
éclats de rires brisés. Elle forme secrètement des rêves, de fragiles bulles de
savon qu'un seul de ces tessons pourrait faire éclater. Elle sait qu'ainsi elle
se fragilise, mais jamais elle ne pourra céder.
Pas avant de s'être rendu au Boulevard des Rêves Eclatés.
["Lorsqu'on a perdu toutes ses illusions, il reste encore à perdre l'illusion suprême qui est de se croire sans illusions."
(Claude Roy)]